Le labyrinthe en tant que symbole dans
Dans le labyrinthe
de
Alain Robbe-Grillet
et
House of Leaves
de
Mark Danielewski
INTRODUCTION
George
Poulet, dans un essai sur la Renaissance, définit le labyrinthe comme
« une prison qui emprisonne non par privation d’espace, mais par excès de
celui-ci. »[1]
Cette définition a le mérite d’être assez vague pour inclure à peu près tout
système un tant soit peu complexe et assez précise pour cerner l’essence du
labyrinthe : une prison ouverte. Nos structures sociales en sont un bon
exemple. Elles demeurent ouvertes, c’est-à-dire qu’on est libre de nos
mouvements et de nos choix dans les limites de nos sociétés, mais cette
multitude de possibilités s’avère souvent un obstacle à notre parachèvement.
Une autre figure labyrinthique importante est, depuis les années 1990, Internet.
Cet espace virtuel, par sa multitude d’hyperliens qui le tisse et ses
innombrables pages virtuelles, perd celui qui y pénètre tout comme le monde
déconcerte le voyageur. Autant aujourd’hui le cyberespace figure en microcosme
la somme du chaos de l’expérience humaine, de même le labyrinthe, avant l’ère
informatique, jouait ce rôle. Au cours des deux dernières décennies, Internet a
entraîné une révolution dans le monde de la communication. La Toile
électronique rend possible la divulgation instantanée de tout et n’importe
quoi, ce qui a amené des commentateurs à en parler comme d’un nouveau Far West[2],
un espace sans foi ni loi d’où l’on peut difficilement tirer quelque vérité. Ce
territoire sauvage atteint une superficie sans cesse grandissante et que l’on
ne peut visiter dans son entièreté. Ludovic Javier, dans un essai sur le
Nouveau roman publié en 1964 à l’heure où, en France, ce mouvement fleurissait,
remarque que « [le] labyrinthe est devenu la banale — parce que la
meilleure — traduction de la posture dérisoire d’un individu que le monde
engloutit et déroute. »[3] Si
cette constatation demeure vraie de nos jours, il reste que le monde, lui, a
changé.
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Alain Robbe-Grille |
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Mark Danielewski |
Afin d’en démontrer l’évolution, je vais traiter des types de labyrinthes
représentés dans les romans, les techniques littéraires utilisées pour imiter
dans la forme ces labyrinthes ainsi que la signification qu’on peut en retirer.
LES TYPES DE LABYRINTHES REPRÉSENTÉS
House
of Leaves
Dans sa
nouvelle « La bibliothèque de Babel »[4],
Jorge Luis Borges imagine une structure infinie abritant tout ce qui peut être
écrit sans aucun ordre de rangement. Si les livres, indéchiffrables pour la
plupart, sont disposés au hasard, les différentes cellules formant la
bibliothèque sont d’une régularité exacte. Cet édifice, qui constitue une allégorie
de l’univers, n’a pas de début, de milieu ou de fin et est même dépourvue
d’impasses, éléments constituants habituellement le labyrinthe. Toutefois, il
en est bien un, le labyrinthe en réseau, que Umberto appelle aussi le
« rhizome », du nom de la partie souterraine aux enchevêtrements
complexes de certaines plantes[5]. Ce
labyrinthe est caractérisé par une structure infinie dont chaque point peut
être connecté à tous les autres. C’est aussi le modèle contemporain de la
représentation des connaissances et il illustre bien le paradoxe du savoir,
puisque, ne pouvant décrire le rhizome d’un point de vue extérieur, mais
seulement local du fait de son étendue, chaque zone découverte ouvre la voie à
plusieurs autres.[6]
La bibliothèque labyrinthique de Borges anticipe en quelque sorte celle,
informatique, qui régit le fonctionnement de notre société actuelle. Le modèle,
toutefois, ne s’applique pas à la perfection au cyberespace. Produit d’une
comparable prouesse intellectuelle, House
of Leaves de Danielewski offre une représentation plus compatible avec la
réalité de la Toile électronique. En effet, une interprétation possible du
roman est que la structure de la maison en soit un écho qui, par son
instabilité et ses infinis dédales, imite la complexe toile. [7]
Il est tout d’abord important de
saisir comment s’articule l’espace du labyrinthe dans la maison. Celui-ci
n’englobe pas l’ensemble de l’habitation. C’est au contraire une section qui
n’existe originellement pas et qui se manifeste, un jour, par un couloir
perçant le mur du salon. Cette nouvelle portion de la maison n’existant pas à
l’extérieur, il est possible pour deux personnes de se trouver au même endroit,
l’une à l’intérieur du corridor, l’autre sur le terrain de la propriété, sans
se voir ni se toucher. Cet espace impossible est avant tout virtuel,
c’est-à-dire qu’il n’a pas de matérialité extérieure, de même qu’un tableau
offre une perspective trompeuse ou un écran d’ordinateur des apparences de
chemins. Toute cette structure impossible, qui est dénuée de tout mobilier, est
de la même matière qui, en s’effritant, produit une cendre sombre. De plus, le
tout est instable et peut, à tout moment, changer complètement. Aussi est-il
possible de faire deux fois le même chemin en parvenant à deux endroits
différents.
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Un labyrinthe en réseau |
Dans
le labyrinthe
Dans ce
roman de Robbe-Grillet, deux labyrinthes se côtoient. L’un est la ville enneigée
où le soldat s’embrouille; l’autre, le récit qu’en fait le narrateur. La ville
est constituée de carrefours et de rues identiques, le long desquelles, à une
distance régulière, sont disposés des lampadaires. Les noms de rues se
ressemblent et sont de toute façon cachés par la neige. Le soldat erre en ce
lieu à la recherche d’une adresse qu’il a oubliée. Ce labyrinthe est de type
maniériste ou multicursal, le plus commun. D’ailleurs, on pense souvent à tort
qu’il s’agit du seul. Si l’on déroulait le parcours de ce labyrinthe, on
obtiendrait un arbre : une seule voie mène à la cime et les branches
signifient les fausses pistes. Sa particularité est que l’on peut commettre des
erreurs et être obligé de revenir sur ses pas. Tout le parcours mène à un point
mort, sauf un, qui mène à la sortie.[10] C’est
aussi un lieu conçu pour confondre son visiteur et lui faire croire qu’il se
perd de plus en plus à mesure qu’il approche de la sortie. C’est le cas du
soldat, qui n’a aucune idée du chemin à prendre et qui, lorsqu’il pense
approcher du but, découvre qu’il s’en éloigne peut-être.
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Un labyrinthe maniériste |
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Un labyrinthe classique |
Comparaison entre les deux œuvres
Des
labyrinthes de Danielewski et de Robbe-Grillet, on retient que ce sont des
lieux dépouillés, trompeurs et répétitifs. Leur structure est incompréhensible
pour qui s’y trouve. Par contre, ces labyrinthes sont ceux de deux époques
différentes. Il y a celle de Robbe-Grillet, où l’anonymat des soldats est
représenté dans le tableau froid et monotone des villes. Les gens sont isolés
dans leur labyrinthe et ne peuvent se comprendre. Il en va de même pour le
narrateur qui, pour connaître le mystérieux soldat, doit restituer son parcours
erratique. Quant au temps de Danielewski, les canaux de communication se sont
multipliés à un tel point que les personnages n’arrivent plus à se rejoindre,
égarés dans la multitude des possibles. C’est l’ère informatique, où
l’apparente facilité d’accès cache un inextricable fouillis.
Deux visions du labyrinthe pour deux
époques, l’une où l’on peine à se rejoindre, car tout repère s’efface dans la
monotonie, l’autre où l’on peine autant par la multitude de choix. Le
traitement dans la forme de ces deux interprétations du labyrinthe diffère
beaucoup, mais ont dans leur essence certaines similitudes.
LES TECHNIQUES UTILISÉES POUR SIMULER LE
LABYRINTHE
Dans
le labyrinthe
Le
labyrinthe est habituellement vu comme un lieu dénué de signification ou de
repère permettant d’en créer. C’est un endroit ambivalent et devant paraître
confus pour celui qui y pénètre. Cela s’applique bien à la ville de Dans le labyrinthe, constituée de
façades désespérément régulières, de lampadaires fatalement cadencés et de rues
dont les caractéristiques permettant de former des repères sont enfouies sous
la neige.
Afin
d’imiter la sobriété de la ville, Robbe-Grillet déconstruit l’identité des
éléments de son récit. Ainsi, le personnage principal, le soldat, n’a-t-il pas
de nom et porte une capote à matricule qui n’est pas la sienne. Une partie de
son passé nous est dévoilée vers la fin, où l’on apprend qu’il a fui la
bataille en emmenant un camarade blessé à mort et pour qui il livre une boîte
dans la ville inconnue. Cependant, l’on ne sait rien qui permet de cerner la
personnalité du soldat. À chaque question qu’on lui pose, il donne une réponse
vague.
« Je ne sais pas », dit le soldat. […]
« Vous avez oublié, aussi, le nom de votre
régiment ?
– Non, ce n'est pas
ça... Mais cette capote-là n’est pas la mienne. » […]
« Et à qui appartenait-elle ?
– Je ne sais pas. » (p. 119).
Le soldat
doit remettre un paquet dont il ne connait pas le contenu à un homme qui ne
fait apparemment pas partie de la famille de son camarade. Bien qu’ils aient
fixé par téléphone un rendez-vous à une intersection, le soldat confond les
noms de rues dans cette ville qu’il ne connait pas et déambule pendant
plusieurs jours pour retrouver le destinataire sur lequel il ne sait rien.
Nous n’apprenons presque rien non
plus sur l’identité des autres personnages et les détails que nous avons sont
brouillés par un double. À peu près chaque personnage a le sien.[16]
Il y a, par exemple, deux petits garçons à la pèlerine noire, qui guident le
soldat tour à tour (p. 143). Il y a deux femmes, dont l’une est serveuse au
café et l’autre mère de l’un des enfants. Il y a aussi possiblement deux hommes
portant une béquille, l’un père du même enfant et l’autre accueillant les
soldats dans ce qui est probablement une infirmerie (p. 139). Le soldat
lui-même entreverra son double en regardant la rue depuis une fenêtre de
l’infirmerie : la même capote, le même paquet sous le bras (p. 103). Le
narrateur lui-même n’est pas sûr de l’identité du garçon : « Ce
gamin-ci est celui du café, semble-t-il, qui n’est pas le même que
l’autre » (p. 143). Ce « semble-t-il » dévoile qu’il est
impossible de connaître à coup sûr qui est le petit garçon et de la même
manière nous pouvons nous demander si le soldat dont nous suivons les
péripéties n’est pas parfois l’autre aperçu depuis la fenêtre de l’infirmerie.
La confusion de l’identité ne s’arrête pas aux personnages. Le
narrateur déconstruit aussi celle des objets.[17]
Ainsi, la nappe à carreaux tachée du café est-elle la même que celle de la
chambre de la femme et cette chambre est très semblable à celle du narrateur.
D’ailleurs, ces deux chambres contiennent chacune un tableau différent accroché
au-dessus de la cheminée. Dans celle du narrateur, c’est une gravure montrant
une scène du café où se retrouve le soldat. Dans l’autre, c’est un portrait
d’un soldat en uniforme près d’un lampadaire dans la rue.
Cet embrouillamini identitaire
confond le lecteur et lui fait sentir que ses repères (la femme, le petit
garçon, la nappe) sont faillibles. De plus, cette confusion offre la
possibilité au narrateur d’osciller[18]
entre des scènes complètement différentes. Par exemple, lorsque le narrateur
s’attarde à décrire l’ombre du filament de l’ampoule électrique de sa lampe, on
lit ensuite : « C’est encore le même filament, celui d’une lampe
identique ou à peine plus grosse, qui brille pour rien au carrefour des deux rues,
enfermées dans sa cage de verre » (p. 16). La scène qu’il décrit ensuite
est bien entendue antérieure à celle de sa chambre. Ainsi nous déplaçons-nous
dans le récit grâce à des similitudes entre des objets en dépit de tout ordre
chronologique. Par ces habiles procédés, l’auteur fait naître chez le lecteur
l’angoisse du soldat lorsqu’il parvient à un carrefour semblable à cent autres.
Dans
le même ordre d’idées, Robbe-Grillet utilise les scènes fausses pour indiquer
l’égarement probable de son récit. Un passage est particulièrement
intéressant :
Le soldat est seul, il regarde la porte devant
laquelle il se trouve. […] Il remarque à cet instant que la porte est
entrouverte : porte, couloir, porte, vestibule, porte, puis enfin une
pièce éclairée. Et une table avec un verre vide […] et un infirme qui s’appuie
sur sa béquille, penché en avant dans un équilibre précaire. Non. Porte
entrebâillée. Couloir. Escalier. Femme qui monte en courant. […] Porte. Et
encore une pièce éclairée : lit, commode, cheminée, bureau avec une lampe
[…] et l’abat-jour qui dessine au plafond un cercle blanc. Non. Au-dessus de la
commode, une gravure encadrée de bois noir est fixée… Non. Non. Non.
La porte
de bois n’est pas entrebâillée. […] Puis le battant s’ouvre en grand. […] Non.
[…]
La porte
s’ouvre d’un seul coup. […] Au milieu se dresse un homme. […]
« Entrez, dit-il, c’est ici. »
(p. 95-98).
Ce qu’il
faut comprendre, ici, c’est que les descriptions suivies d’un « non »
sont des scènes auxquelles nous avons déjà assisté. L’infirme et sa béquille, nous l’avons déjà rencontré plus
tôt, dans l’appartement de la jeune femme. De même, l’abat-jour qui
« dessine au plafond un cercle blanc » figure-t-il dans les premières
pages et fait partie de la chambre du narrateur, tout comme la gravure, dont le
narrateur extrait tous les personnages. Lorsque l’on prend en compte le
phénomène d’oscillation entre des scènes en utilisant un détail commun comme
pivot, on peut comprendre que le narrateur redoute de revenir dans des scènes
déjà vues. S’il se laissait aller à son premier sentiment de la direction à
donner à son récit, il deviendrait prisonnier d’une boucle inextricable et la
boîte, que le soldat transporte, n’atterrirait jamais à son chevet.
Ces
scènes fausses[19],
ou possibles, procèdent « d’un glissement indu dans l’ordre
chronologique » [20].
Effectivement, la déchronologie est une technique allègrement employée par
Robbe-Grillet dans ce roman. Il a déjà été mentionné que l’oscillation se fait
aux dépens de l’ordre temporel. En ce sens, le premier paragraphe du roman
donne le ton :
Dehors
il pleut, dehors on marche en courbant la tête […] ; dehors […] le vent souffle
dans les feuilles, entraînant les rameaux entiers dans un balancement, dans un
balancement, balancement, qui projette son ombre sur le crépi blanc des murs.
Dehors, il y a du soleil, il n’y a un arbre, ni un arbuste, pour donner de
l’ombre, et l’on marche en plein soleil, s’abritant les yeux d’une main tout en
regardant devant soi, à quelques mètres devant soi, quelques mètres d’asphalte
poussiéreux où le vent dessine des parallèles, des fourches, des spirales. (p.
9).
Non
seulement est-il impossible de se représenter le temps qu’il fait à
l’extérieur, puisque d’une phrase à l’autre il se modifie, tout de même
l’aspect de ce « dehors » change : tantôt il y a des arbres
ployant sous le vent et faisant de l’ombre, tantôt ils sont absents ; là, de la
pluie, ici, du soleil. Peu après, le narrateur décrit les rues enneigées sans
plus changer d’idée. On sent ainsi qu’une année entière passe en quelques
phrases, sans toutefois en être sûr. En fait, pour être cohérent avec les
interprétations plus haut, il faudrait voir dans ces lignes les tentatives du
narrateur pour débuter son récit. Ce passage a en effet beaucoup de similitudes
avec le précédent : il énonce des possibles aussitôt abandonnés et dont il
ne faut plus tenir compte pour suivre le déroulement de l’histoire. Ces scènes
fausses, ainsi que la confusion identitaire et la déchronologie, contribuent à
faire du roman un labyrinthe, complet avec ses détours, ses impasses, ses
retours en arrière et sa structure destinée à confondre.
House
of Leaves
Quant à la
transposition du labyrinthe dans la forme dans House of Leaves, elle est beaucoup plus visuelle et se fait ainsi
l’écho d’une société où l’image et le spectacle dominent. L’une des techniques
utilisées par l’auteur et qui ne manque pas d’étonner est celle que Robert
Louit, un critique littéraire français, a intitulé « architexture »[21].
Ce procédé consiste à modifier la disposition du texte afin de faire écho au
déroulement de l’histoire. Par exemple, lorsque Navidson et les autres
explorateurs se retrouvent au bas d’un interminable escalier en spirale, le
texte est réduit à quelques lignes au bas de la page (p. 182). Ou encore, lorsque
la description s’attarde sur la séquence d’images de mauvaise qualité
enregistrées sur caméra, témoignant du meurtre de l’un des explorateurs à coup
de fusil, le débit de texte ralentit jusqu’à n’avoir que d’un à cinq mots par
page, imitant ainsi l’analyse image par image de cette seconde
cinématographique (p. 194).
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Un exemple de plusieurs débits de texte. |
En deçà de ce discours, la disposition des commentaires, analyses et
critiques relève tout autant du labyrinthe. Il faut, pour bien le comprendre,
discuter de la notion d’hypertexte. Celui-ci a vu sa naissance pratique avec
l’arrivée d’Internet, mais était présent en tant que concept bien avant. Roland
Barthes a été le premier à exprimer l’essence de l’hypertexte en déclarant
qu’il s’agirait d’une « galaxie de signifiants, non une structure de
signifiés »[24].
Le meilleur exemple d’hypertexte est une encyclopédie en ligne où la définition
de chaque mot n’est pas arrêtée, mais ouvre au contraire vers une définition
élaborée et complète et dont chaque mot qui la compose renvoie à des textes
similaires. De façon plus concrète, on nomme aussi hypertexte un lien Internet
qui nous dirige vers une page web. Rappelons ici que House of Leaves a d’abord été publié sur Internet et, par
conséquent, faisait grand usage des hyperliens dans le texte même afin de
relier les nombreuses notes de bas de page ainsi que des annexes. Dans la
version papier, toutefois, quelques éléments de l’hypertexte subsistent,
notamment dans l’ordre des notes en bas de page et des différents récits qui se
côtoient sur une même page. Les notes de bas de page, en effet, ne sont pas
toujours en ordre et renvoient, parfois, à des notes antérieures. De plus,
elles contiennent souvent d’autres notes de bas de pages et permettent d’imiter
quelque peu que ce soit l’hypertexte. Encore une fois, la comparaison avec le
rhizome est inévitable. Il a été dit que dans cette structure tous les éléments
sont interreliés. C’est aussi le cas pour l’hypertexte et tous deux se
rejoignent pour former l’allégorie d’un modèle de connaissance ouvert, puisque
donnant infiniment sur d’autres éléments. House
of Leaves s’inscrit donc dans cette vision du monde labyrinthique que ce
soit par l’éclatement de la disposition, la réunification de celle-ci par le
moyen de l’hypertexte ou sa confusion entre texte et paratexte.
D’autre part, la structure du texte prend des formes surprenantes. Lors
d’une exploration du labyrinthe, un trou est fait dans un des murs et les pages
suivantes se retrouvent « trouées » par un carré de texte,
constituant une note de bas de page et énumérant tout ce qui ne se retrouve pas
dans cette partie de la maison.
L’évidence
du changement de la conception du labyrinthe opéré par les avancées
technologiques récentes est particulièrement présente par le traitement de la
forme des romans étudiés. Dans le
labyrinthe est comparativement beaucoup plus sobre. La mise en page, en
effet, est toujours la même et ne diffère pas visuellement des autres romans de
l’époque. Les particularités du roman résident dans le style. Le labyrinthe
lui-même est facilement accessible. En le comparant à celui de House of Leaves, les labyrinthes de
Robbe-Grillet sont plus compréhensibles, étant donné qu’il est donné à
n’importe qui de se perdre dans une ville ou dans le récit d’un événement, alors
qu’on ne peut trouver de correspondance matérielle réelle à la structure
chaotique imaginée par Danielewski. Bien qu’Internet, un rapprochement adéquat,
soit accessible, il reste avant tout conceptuel et n’a pas le concret de
carrefours répétitifs d’une ville inconnue. House
of Leaves est plus spectaculaire autant dans sa forme que dans son
érudition, quoique majoritairement fictive.
Contrairement à l’œuvre de Robbe-Grillet,
le roman de Danielewski fait du lecteur, habituellement « passif »,
un lecteur « actif ». La linéarité de la lecture est remise en cause,
puisque plusieurs narrations simultanées se côtoient. Alors que Dans le labyrinthe offre un récit
non-linéaire dans un texte suivi, House
of Leaves propose un récit non-linéaire dans un texte à l’ordre lui aussi
chamboulé. Le lecteur de ce roman-fleuve doit en effet chercher lui-même
l’ordre de lecture et faire des choix, revenir sur ses pas, confronter des
sources divergentes, fouiller la section des annexes, bref, chercher un sens,
une direction et cette responsabilité lui revient.
Malgré ces différences
fondamentales, plusieurs procédés demeurent semblables. Ainsi la déchronologie.
House of Leaves débute par un mot des
éditeurs, le récit de la découverte du manuscrit par Johnny Truant, la mention
par Zampanò de la commotion engendrée par la sortie du Navidson Record et puis une récapitulation des événements. Alors
que dans le roman de Robbe-Grillet les scènes fausses sont indiquées comme
telles et sont en fait des directions possibles que le narrateur pourrait faire
prendre au récit, celles de Danielewski sont ambigües, car mensongères. Le
manuscrit de Zampanò se présente comme une analyse rigoureuse d’un film qui,
dans la réalité de Johnny Truant, n’existe pas. Il en va ainsi pour les sources
qu’il cite, qui se révèlent inventées en partie. Malgré tout, ces récits ont en
commun leur tromperie.
LA SIGNIFICATION DES LABYRINTHES DANS LES
ŒUVRES
Dans
le labyrinthe
Tout compte fait, le mensonge
est inhérent au labyrinthe. Il en est même la manifestation la plus concrète,
puisque sa raison d’être est de confondre l’aventurier. Dans le cas du
labyrinthe maniériste, il est représenté par les fausses voies, identiques à
celle, la « vraie », qui permet d’en sortir. Toutes les possibilités
se présentent de manière uniforme, c’est-à-dire chacune aussi valable qu’une
autre. Nous savons pourtant que tel n’est pas le cas et que toutes sauf une
n’ont que l’apparence du bon chemin à prendre. Cette conception d’une bonne
voie et d’une mauvaise remonte à Pythagore : selon lui, l’une, ardue,
conduit à la vertu, tandis que l’autre, facile, mène au plaisir. Ce principe,
qu’il a intitulé bivium (bivia au pluriel), fut repris plus tard
par le christianisme :

14
Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a
peu qui les trouvent.[25]
Deux chemins s’offrent au Chrétien,
au Grec, à l’Homme et chaque fois le plus difficile s’avère celui qu’il
faut prendre. Le mot « trouvent » a une certaine ambigüité. On semble
dire que la finalité du parcours, ici la vie, est le fruit du hasard, comme si
l’individu choisissait arbitrairement certaines voies plutôt que d’autres et
que la majorité d’entre elles menaient « à la perdition ». Quoiqu’il
en soit, voilà l’essence du labyrinthe maniériste : un individu est
confronté à une série de bivia sans
jamais savoir laquelle des voies lui permettra de sortir. S’il y arrive, c’est
par chance. Ou alors c’est avec l’aide d’un guide. Quelques fois, c’est la même
chose, comme dans le cas de la foi. Ce labyrinthe qu’est le monde se présente
alors comme un difficile parcours qui perdra beaucoup et libérera quelques-uns.
Qu’est-ce
qui fait en sorte qu’on en sort ou pas ? Robbe-Grillet esquisse une réponse. La
ville qu’il imagine s’apparente bien à cette série de bivia. Le seul chemin menant au destinataire est inconnu du soldat
et, tant qu’il ne le trouve pas, il continue à errer jusqu’à ce qu’il meure de
froid, de fatigue et de fièvre. Peu avant cette fin tragique, il se réveille
dans une infirmerie, se lève, et va à la porte pour étancher sa soif. Il
découvre qu’elle est fermée à clef :
S’étant
retourné, pris de panique, il s’aperçoit que les fenêtres, les fausses fenêtres
peintes en noir contre le mur, se trouvent à présent sur sa gauche, alors
qu’elles étaient à droite lorsqu’il est entré dans cette salle pour la première
fois. Il avise alors une seconde porte, identique, à l’autre bout du long
passage ménagé entre les deux rangées de lits. (p. 120).
Ce passage
montre bien le caractère mensonger de cette ville, autant par les illusions
qu’elle crée (les fausses fenêtres) que par la perception de l’espace biaisée qu’elle
cause.
Dans
le cas du narrateur, il faut d’abord parler du caractère tout aussi fallacieux
du labyrinthe classique. Pour ce type de structure, c’est le trajet, menant
inévitablement au centre, qui est mensonger. Puisque sa particularité est
d’offrir un chemin plus long et compliqué que nécessaire pour arriver au but,
sa présence même, qui suppose un seul chemin possible, est une imposture.
D’ailleurs, le récit qu’il fait lui-même du soldat est fictif. Il le voit pour
la première fois alors qu’il vient de mourir. Le destinataire du colis a été
rejoint et n’en a pas voulu. C’est ainsi qu’il entre en possession du
narrateur, qui ne sait rien du défunt messager. Toutefois, il en tire néanmoins
sujet à récit, ainsi que le croit Bruce Morrissette, auteur de la thèse Les romans de Robbe-Grillet :
Proposons
donc le schéma suivant, un peu simpliste sans doute, mais qui peut,
croyons-nous, servir de fil conducteur pour la lecture du roman : Un
narrateur — l’auteur, son semblable, son frère, un auteur en tant que persona et non pas nécessairement Robbe-Grillet
— est enfermé dans une chambre aux fins d’y créer
une œuvre […]. Quels éléments y trouve-t-il, qui lui permettront de tirer son
œuvre du néant de lui-même ?[26]
Selon ce
schéma, il est possible de douter même de la rencontre entre le narrateur et le
cadavre du soldat. Peut-être la boîte a-t-elle toujours été dans sa chambre,
ainsi que la baïonnette qu’elle contient. Ainsi, le chemin tordu qu’il fait
suivre à son récit est-il tout aussi mensonger que le labyrinthe lui-même.
Toutefois, si le soldat perd la vie dans le sien, le narrateur en sort et se
retrouve, par le fait même, libéré de son obligation de créer. C’est ainsi que le narrateur se lève et décrit « après
la porte de la chambre, le vestibule obscur, […] puis, la porte d’entrée une
fois franchie, […] l’escalier en spirale, la porte de l’immeuble avec sa marche
de pierre, et toute la ville derrière moi. » (p. 221), ce qui constitue la
dernière phrase du roman. Ce qui distingue le narrateur du soldat, c’est qu’il
a trouvé un sens à son labyrinthe. Il a réussi à reconstruire l’histoire du
soldat, de la boîte, de la ville, alors que l’infortuné messager est resté
confus. Cette différence tient au fait que l’un parvient à contempler le
labyrinthe de l’extérieur, tandis que l’autre n’y arrive pas. Cela lui aurait
permis de déchiffrer la ville et ses personnages.
House of Leaves
![]() |
Le grand hall où se trouve l'escalier |
When Holloway’s team traveled down the
stairway, they had no idea if they would find a bottom. Navidson, however,
knows the stairs are finite and therefore has far less anxiety about the descent.
(p. 167).
L’angoisse ressentie par les
aventuriers ne se contente pas de modifier leur perception de l’espace, mais
l’espace lui-même. Ce labyrinthe est donc un lieu qui reflète librement la
psychologie de l’individu. Malgré ce savoir, le lieu reste indéchiffrable,
ainsi que l’est l’inconscient. À la fin du roman, Navidson est ramené blessé et
sauvagement traumatisé du labyrinthe par Karen. Leur réunion fait dissoudre
autour d’eux le lieu impossible. L’affrontement de cet abîme de possibles
devient ainsi le moyen de rejoindre l’autre et de pallier, ainsi, à l’isolement
que crée cette pléthore de canaux de communication.
Comparaison entre les deux œuvres
Le roman de
Robbe-Grillet a été écrit après l’absurde en France, à une époque
désillusionnée, dénuée de signification et individualiste. Le narrateur et le
soldat reflètent cette quête de sens dans un monde qui n’en a plus. Le sens est
ainsi élevé au rang de guide au même titre que la foi dans le bivium chrétien. Toutefois, à notre
époque, le sens est inaccessible, tout comme le labyrinthe de Danielewski.
Affronter seul cet absurde est dangereux.
CONCLUSION
Le
labyrinthe est un lieu incompréhensible pour l’esprit humain. Borges en avait
cerné deux types : ceux conçus par les dieux (ou pas conçus du tout, ce
qui revient au même) et ceux bâtis par les hommes.[27]
Les labyrinthes œuvres des dieux sont indéchiffrables pour l’homme à l’intérieur,
mais le sont encore plus pour qui les observe d’un point de vue extérieur. Ceux
qui sont le fruit des hommes sont destinés à perdre l’aventurier qui y pénètre,
mais offre à l’esprit humain un plan compréhensible. Le labyrinthe de House of Leaves, selon cette
dichotomie, serait l’œuvre d’un dieu, puisque sa structure fatalement chaotique
offre plus de désarroi encore alors qu’on tente de l’examiner globalement. Les
labyrinthes de Robbe-Grillet, la ville et le récit, sont inévitablement humains,
par le simple fait qu’ils sont finis. Cette modification de la conception du
labyrinthe tient en grande partie à l’arrivée d’Internet, qui produit ce qui
convient d’appeler un modèle de connaissances ouvert, opposé à celui, ancien,
qui procédait d’une hiérarchisation des connaissances finies. Celui-ci se
divisait en essence, genre, espèce, etc., avec un tout défini et des parties
immuables. Le réseau de concept d’une encyclopédie ouverte est interrelié et ne
possède pas de hiérarchie. Ainsi passons-nous d’un modèle fini et
compréhensible à un autre, chaotique et indéchiffrable, mais qui se révèle
finalement plus adapté à notre réalité.
Le roman de Danielewski ouvre la
porte à une conception du roman proche de celle de l’hypertexte telle que
définie par Roland Barthes qui, rappelons-le, serait une « galaxie de
signifiants ». La littérature, contrairement à cette « encyclopédie
ouverte », n’est pas infinie et ne le sera jamais, puisqu’elle est œuvre
humaine. Pourtant, il existe aujourd’hui un si grand nombre de livres qu’il est
impossible de tous les lire dans une vie. Ainsi, du point de vue de la durée
d’une vie humaine, la littérature peut être considérée infinie. Les liens que
ces différents livres ont entre eux sont en majorité implicites. L’œuvre
romanesque du XXIe siècle s’avèrerait peut-être cette réalisation
d’un hypertexte tissé de romans, une reconstitution de la littérature où tous
les thèmes communs, les influences, les origines, etc., seraient directement
reliées. Cette œuvre, comparable en ampleur à l’Encyclopédie du Siècle des
Lumières, se ferait au moyen d’Internet et constituerait la somme de
l’expérience romanesque humaine : un roman qui contient tous les autres.
[1] G. Poulet, Trois essais de mythologie romantique, p. 155.
[2] A. Shields, Le Devoir.
[3] L. Javier, Une parole exigeante : le Nouveau roman, p. 28.
[4] J. L. BORGES, Fictions, p. 91.
[5]
U. ECO, De l’arbre au labyrinthe, p. 99.
[6] Ibid.
[8] ILE RPG REFERENCE, Packed-Decimal Format.
[9] Les numéros de page des passages
cités des deux œuvres étudiées seront indiqués ainsi.
[10] U.
ECO, op. cit., p. 99-100.
[11] Ibid., p. 100-101.
[12]
P. R. DOOB, The Idea of Labyrinth: From
Classical Antiquity Through the Middle Ages, p. 39-91.
[13] Ibid.
[14]
M. RAIMOND, L’expression de l’espace dans
le nouveau roman, p. 187.
[15] B. Morrissette, Les romans de Robbe-Grillet, p. 162
[16] B. MORRISSETTE, Les romans de Robbe-Grillet, p. 175.
[18] Ibid., p. 165.
[19] Ibid., p. 169.
[20] Ibid.
[21] R. LOUIT, « Un
roman-maison », Le Magazine
Littéraire, p. 78.
[22] G. GENETTE, Seuils.
[23] R LOUIT, op. cit.
[24] S.
SHASTRI, op. cit., p. 84.
[25]
Mathieu, chapitre 7, versets 13-14.
[26]
B. MORRISSETTE, op. cit., p. 162.
[27]
C. LAFONTAINE, The Image of Labyrinth in
Representative Works of Joyce, Kafka, Borges and Robbe-Grillet, p. 84.
MÉDIAGRAPHIE
Livres
Borges, Jorge Luis,
« La bibliothèque de Babel », Fictions,
Gallimard, Paris, 1974, 192 p.
Doob, Penelope Reed, « The Labyrinth
as Significant Form: Two Paradigms » et « A Taxonomy of Metaphorical
Labyrinth » dans The Idea of the Labyrinth:
from Classical Antiquity through the Middle Ages, Ithaca et Londres, Cornell
University Press, 1990, p. 39-91.
Eco, Umberto, « Le
dictionnaire », « Labyrinthes » et « Le vertige du
labyrinthe et l’ars oblivionalis »
dans De l’arbre au labyrinthe, Paris,
Éditions Grasset & Fasquelle, 2010, p. 18-38, 70-77 et 99-103.
Genette, Gérard, Seuils, coll. « Points Essais », Paris, Éditions du
Seuil, 2002, 426 p.
Javier, Ludovic, Une parole exigeante : le Nouveau roman, Paris, Éditions de
Minuit, 1964, 184 p.
Lafontaine, Cécile,
« Introduction », « Kafka » and « Borges » dans The Image of Labyrinth in Representative
Works of Joyce, Kafka, Borges and Robbe-Grillet, Université d’Alberta,
1974, p. 1-89.
Poulet, Georges, Trois essais de mythologie romantique, Paris, Librairie José Corti,
1971, 190 p.
Chapitres de livres
Mathieu, chapitre 7, versets 13-14.
Morrissette, Bruce, « Les dédales de
la création romanesque » dans Les
romans de Robbe-Grillet, Paris, Éditions de Minuit, 1963, 149-80 p.
Raimond, Michel, « L’expression de
l’espace dans le nouveau roman », Positions
et oppositions sur le roman contemporain, Paris, Klincksieck, 1971, p.
181-91.
Shastri, Sudha, « Return to the
Beginning: House of Leaves by Mark
Danielewski », Atenea, Vol. 26,
no 2, Université de Porto Rico, 2002, p. 81-94.
Articles périodiques
Kelly, Robert, « Home Sweet
Hole », The New York Times, 26
mars 2000, (consulté sur Érudit le 2 février 2012).
Louit, Robert, « Un
roman-maison », Le Magazine
Littéraire, no 414, novembre 2007, p. 78, (consulté sur Érudit
le 2 février 2012).
Romaric, Gergorin, « L’épreuve du
carnage », Le Monde, Le Monde
des Livres, 30 août 2002, p. 3, (consulté sur Érudit le 2 février 2012).
Site Internet
Ile Rpg Reference, Packed-Decimal Format, [en ligne],
[http://publib.boulder.ibm.com/iseries/v5r2/ic2924/books/c0925083170.htm],
(site consulté le 1er juin 2012)
Article en ligne
Shield, Alexandre, « Internet, un
véritable Far West », 27 août 2009 dans Le Devoir, [article en ligne], [http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/264281/internet-un-veritable-far-west],
(site consulté le 5 mai 2012).